Vers le design de la décision

Illustration d'un choix à faire entre deux options

Dans le Jardin d’Eden, et grâce à Dieu, l’homme pouvait jouir sans entrave des bienfaits d’un monde où tout n’était qu’équilibre et abondance, harmonie et bienveillance, un monde où la gazelle côtoyait le lion, où l’eau était pure et la nourriture à portée de main. Il a suffit que l’homme goûte au fruit de la connaissance du Bien et du Mal pour que tout se détraque, et qu’il en soit chassé. Il a suffit qu’il soit confronté à la nécessité de choisir, à la nécessité de prendre des décisions.

Car tel est de fait le fardeau de notre espèce : être à chaque instant dans la position de prendre des décisions, petites ou grandes, individuelles ou collectives, dans l’espoir de retrouver le Jardin d’Eden et ses insouciances, en se libérant de la nécessité d’en prendre plus jamais.

Dans le monde rêvé de la modernité, un monde débarrassé de Dieu, l’humanité a plongé dans une autre croyance, celle qu’un savoir en croissance perpétuelle – la science – lui donnait les moyens de lire la mécanique du monde et d’en devenir l’horloger, d’être le lecteur comme le pilote d’un déterminisme dont elle serait le bénéficiaire.

Un monde prévisible, un monde déterminé, un monde sans Histoire.

Un monde sans crise.

Si cette illusion moderniste s’est fracassée au 20ème siècle (2 guerres mondiales, la Shoah) elle a resurgi au lendemain de la chute du mur de Berlin, les démocraties occidentales et le capitalisme pensant pouvoir enfin atteindre l’homéostasie du Jardin d’Eden. Certes, le chemin serait long et parfois chaotique, mais ces chaos ne seraient que  l’exception, et même se raréfieraient au fur et à mesure que notre savoir et les outils qu’il engendre croitraient.

Ce serait la fin de l’Histoire.

Cette illusion trouve ces racines chez Descartes. Elle est celle de l’analyse. En tant que Méthode, cette capacité à résoudre les problèmes - c’est à dire d’en révéler les déterminismes – consiste toujours à les découper en sous-problèmes, plus lisibles, plus compréhensibles et plus faciles à résoudre, et d’en articuler ensuite les déterminismes et les solutions. La révolution industrielle est le résultat comme l’amplificateur de la mise en œuvre de cette méthode : séparer, découper, disséquer, puis recomposer, rassembler, assembler. Grâce à Descartes et à sa Méthode, le monde devient une grande ligne d’assemblage : les usines bien sûr, mais aussi les villes, les administrations, les services publics, l’Etat.

Et les écoles.

Dans ce système, nos Grandes Ecoles d’ingénieurs, de management ou d’administration, forment l’élite, c’est à dire ceux qui seront en capacité et en position de piloter cette grande ligne d’assemblage, et donc de prendre les décisions qui s’imposent. Nos écoles primaires, nos collèges, nos lycées y préparent, formatant toujours plus les esprits pour rentrer dans ce modèle qui aurait tant fait ses preuves (mais que personne ne nous envie). Et qu’elles soient en conquête, en régulation ou en résolution, ces élites si sûres de leur fait préemptent les pouvoirs, politiques ou économiques, académiques ou industriels, et évidemment parce qu’ils sont les meilleurs.

Oui mais voilà. L’illusion cartésienne est en train de se fracasser sur le réel. L’apparente puissance de la méthode a engendré un monde ouvert, globalisé, technique, avec  une (sur)population, mobile, nombreuse et consommatrice, aussi avide de bienfaits matériels que de libertés et qui a produit de nouveaux et colossaux problèmes : transformation numérique, crise climatique, crise de la biodiversité, crise démocratique, crise économique.

Ce 21ème siècle voit donc s’affirmer de très grands défis pour l’humanité, qui définissent de fait autant de grand desseins dont nous pensons qu’ils nécessitent une nouvelle méthode, en rupture avec les anciens modèles et méthodes cartésiennes, sans renoncer pour autant au projet d’émancipation et d’harmonie sociale né des Lumières, et à ses idéaux démocratiques. A bien des égards, le discours sur la complexité d’Edgar Morin, exprimée et structurée elle aussi dans une œuvre appelée « La Méthode », propose une pensée systémique et holistique, bien plus à même d’embrasser ces défis. Mais au-delà de la pensée, il faut aussi se mettre en action, au travers d’une nouvelle approche. Et cette approche a un nom : le design.

Pas le design du 20ème siècle, supplétif du marketing, mis au service de la seule désirabilité des biens, mais bien celui du 21ème siècle, mis au service du vivre ensemble et du soin.

Plus qu’un métier, plus qu’une méthode, plus qu’une discipline, le design est aujourd’hui un nouveau paradigme, un nouvelle posture face au monde, au(x) vivant(s) et à ses problèmes, portés par des professionnels exigeants, lecteurs de la complexité du monde, qui contribuent à créer des conditions d’expériences de vie réussies.

Tous ces mots ont un sens, précis.

Le mot Design vient de l’italien « Disegno », qui veut dire à la fois Dessin et Dessein, Représentation et Projet. Il est rattaché à une époque où l’art et la science n’étaient pas séparés, où ceux qui concevaient les basiliques et les Duomo étaient aussi ceux qui les décoraient. Un temps Léonardesque.

 

Là où la méthode cartésienne dissout la complexité et la fait disparaître en découpant tout en morceaux (les problèmes, les disciplines,  les savoirs, les gens), le design se saisit des problèmes dans leur totalité, comme des systèmes, mais où les enjeux humains sont centraux, c’est à dire partout.

Là où les anciennes manières considéraient que le projet était connu (le progrès, la maitrise du monde par la technologie) et que les seuls enjeux étaient de maitriser les process pour l’accomplir, les gens étant là pour les mettre en œuvre, la nouvelle approche holistique du design considère que l’enjeu est de réaffirmer le projet humain (l’émancipation individuelle, l’harmonie sociale) en se concentrant sur les gens, leurs projets et leur expérience de vie.

Cela nécessite l’acquisition et l’articulation de multiples savoirs, dont les Sciences Humaines et Sociales, nécessaires pour observer et comprendre la vie des hommes.  Cela nécessite donc de collaborer, et d’abandonner l’idée même d’homme providentiel ou de créateur solitaire, pour affirmer celle de l’articulation de talents individuels et de la réussite collective. 

Cela nécessite de  savoir  construire des questions avant même que d’y répondre, car tout part de la qualité de la question. C’est parce que nous sommes sortis d’un monde où il suffit d'embarquer dans le train du progrès et de se laisser porter, pour rentrer maintenant dans un autre plus complexe et changeant, que le projet doit être redéfini et repositionné régulièrement au travers de questionnement de qualité.

Cela nécessite aussi beaucoup de créativité dans la recherche de réponses à ces questionnements. Là où des ingénieurs vont se précipiter sur la première réponse venue, les designers vont en chercher des dizaines, fussent-elles folles ou audacieuses. Ils explorent sans tabou, en invoquant toutes les disciplines, et en collaborant avec tous leurs porteurs, croisent et hybrident leurs idées, et surtout les illustrent systématiquement, permettant à la pensée de se cristalliser pour mieux l’évaluer et la partager.

Cela nécessite aussi le talent de les matérialiser, autant pour les tester que pour convaincre, autant pour les augmenter que pour les montrer. Cette combinaison de la pensée et  de l’action.

Tous ces talents réunis pour construire des questions et pour résoudre des problèmes, souvent considérés ailleurs comme des « Softs Skills », sont les « Hard Skills » des designers, ainsi que l’a si bien dit Frédérique Pain, directrice du campus de Strate Paris.

Ces Softs Skills sont régulièrement listés comme les nouveaux talents des leaders de demain, ces hommes - et nous l’espérons ces femmes – qui prennent et prendront les décisions que les crises et les défis, petits ou grands, économiques ou politiques qui se posent et se poseront aux organisations humaines.

On comprendra alors que celles et ceux qui en sont déjà les porteurs, et depuis longtemps, sont au moins aussi bien armés pour y prendre part, et entrer enfin dans les cercles du pouvoir, dans l’Etat et ses services publics comme dans l’économie et les entreprises.  

Ces cercles du pouvoir sont aujourd’hui préemptés par les seuls énarques, ingénieurs, managers issues de ces fameuses écoles qui forment nos élites qui se cooptent, reproduisant ainsi une forme de pensée unique et hégémonique. La nécessaire entrée dans ces cercles des designers va tout changer, en ramenant et partageant une méthode systémique efficace et centrée sur l’humain, venant donner du sens aux savoirs de leur pairs ingénieurs et managers souvent déconnectés des réalités humaines.

L’état du monde est aujourd’hui plus qu’inquiétant à toutes les échelles, de la planète entière au seul coin de la rue. Et il y a une forme d’urgence à être efficace et juste dans la résolution des problèmes qui se posent à toutes ces échelles. Pour se concentrer sur toutes les parties prenantes de ces situations et s’assurer de leur bien-être, il est nécessaire de changer de méthode, de passer de Descartes à Morin, de la séparation à la réunion, du pouvoir solitaire à une résolution collaborative.  

 

Il est temps de prendre soi de la planète et des gens. Il est temps de décider autrement.

 

Il est temps de faire du design.

 

Dominique Sciamma

Dominique Sciamma, Directeur CY Ecole de design (première école de design jamais créée par une université en France) / Président de l’APCI 

Cet article a été écrit pour le livre d'Arnaud Marion sur la gestion de crise publié aux éditions Eyrolles "Partout où je passe, les mêmes erreurs". Ecrit en début d'année, avant les deux vagues COVID, il garde son sens au prisme de l'actualité.